Kamal Mezoued est kabyle. Il est né en Algérie, mais il vit en France depuis 15 années. Il est éducateur spécialisé. Il nous raconte l’histoire mouvementée de son nom de famille. Demandez à ma mère comment je m’appelle, elle vous dira : Kamal At-Aissa. En Kabylie, cette région de montagnes du nord de l’Algérie, là où je suis né, cela signifie "Kamal descendant d’ Aissa". Nous, les Kabyles, sommes l’un des nombreux peuples berbères dispersés dans le nord de l’Afrique. Ne nous confondez pas avec les Arabes : nous avons des origines et une langue bien distinctes. Mon nom de famille kabyle n’est pas un nom arabe.
Je m’appelais donc Kamal At-Aissa. Et puis, il y a eu le jour de mon entrée à l’école, le jour où tout a changé. Nous étions en 1975, j’avais 6 ans, et je m’en souviens comme si c’était hier. Au moment de faire l’appel, l’instituteur prononça le nom de "Kamal Mezoued". Je n’ai pas réagi. Ce nom m’était complètement étranger. Pourtant, c’est bien de moi qu’il s’agissait. Ma deuxième surprise, ce jour-là, fut d’entendre que mes camarades avaient eux aussi des nouveaux noms. Tous avaient un point commun : ils commençaient par la lettre M. Au début, j’ai pris ça pour un jeu. Après tout, mes copains aussi avaient tous changé de nom ! C’était peut-être comme ça, à l’école ? Mais plus le temps passait, plus la question me taraudait : pourquoi donc ce changement de patronyme ? Pourquoi m’appelais-je Kamal Mezoued ? Et qu’était devenu Kamal At-Aissa ?Ma mère, à qui je demandais des explications, était incapable de m’en donner. Comme tous les gens du village, elle m’appelait toujours Kamal At Aissa. Je me retrouvais en fait avec deux noms de famille !
La confusion s’installa dans mon esprit. D’autant plus que selon les professeurs, à l’école, la prononciation de mon « nouveau nom » changeait sans arrêt. Pour les uns c’était Mezoud, pour d’autres Mezouad, voire carrément Merzoud… Bref, c’était un peu compliqué. Avec le temps, j’ai fini par accepter ce nouveau nom, et même à le défendre. Je fais toujours attention à ce qu’il soit bien prononcé : "me-zou-ed" Un jour, enfin, un vieil homme de mon village m’a donné l’explication de ce brutal changement d’identité.
Au XIXe siècle, lors de la conquête de l’Algérie, la France a mis en place dans le pays un réseau de "bureaux arabes". Leur but initial était de créer un contact entre les autorités françaises et les autochtones. Les Français avaient besoin d’être au plus près de la population, pour comprendre sa langue, sa culture, ses règles politiques – et ainsi mieux la contrôler. Peu à peu, ces bureaux se sont aussi vus confier des tâches plus administratives : ils rendaient la justice, percevaient les impôts, s’occupaient de l’état civil…Et c’est ce dernier point qui nous intéresse. Les "bureaux arabes" ont en effet participé à la politique d’arabisation de la Kabylie. Comme nous l’avons déjà vu, le kabyle, langue berbère, n’a rien à voir avec l’arabe. Or, la population kabyle avait la mauvaise habitude de se soulever contre le colonisateur français, notamment lors des révoltes de 1871. L’ "arabiser", donc lui enlever son identité, était une manière de casser sa cohésion. C’est ainsi que les noms de lieux, mais aussi les noms de famille kabyles, ont été systématiquement remplacés par des noms arabes. Souvent très fantaisistes, comme en témoigne l’histoire de mon arrière-grand-père.
Celui-ci, en allant s’inscrire à l’état civil, eut la mauvaise idée de s’encombrer d’une outre. Qui, en arabe, se dit "mezoued". L’officier d’état civil n’eut pas à se creuser la tête longtemps pour trouver un nom arabe à mon bisaïeul… Et depuis ce jour, notre nouveau nom de famille – Mezoued - est gravé dans le marbre de l’état civil. Sauf au village, où ma famille s’appelle toujours At-Aissa. Mais alors, me demandez-vous, pourquoi tous mes camarades kabyles portaient-ils eux aussi un nom arabe commençant par la lettre M ? Parce qu’il avait été décidé que tous les noms "arabisés" d’un même village commenceraient par la même lettre. C’est aussi simple que cela.
Texte : Kamal Mezoued |